La mort de Don Juan
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La Mort de Don Juan (Molière) / Don Giovanni (Mozart)
* Généralement considéré avec Faust comme le seul mythe moderne ; c’est un mythe car une histoire imaginaire qui a investi toutes sortes de versions et de supports ; le contexte en est en effet universalisable et intemporel, transposable partout ; enfin il permet de trouver une solution imaginaire à une contradiction réelle. Levi Strauss : « L’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction (tâche irréalisable )». DJ : le bonheur réside-t-il dans le désir ou dans sa maîtrise ? Points communs entre DJ et Faust : l’un et l’autre ont une soif inextinguible, l’un de chair, de plaisir absolu, happé par la force vitale (DJ, au profil plus méditerranéen), l’autre de connaissances, de savoir absolu, happé par la méditation morose (Faust au profil plus nordique). Tous deux échoueront à atteindre cet absolu désir et tous deux seront punis par le surnaturel (diable / divin). L’un pourrait regretter d’avoir trop aimé sans connaître (DJ) et l’autre d’avoir trop voulu savoir sans aimer la vie (Faust), les deux étant affligés de leur incomplétude (Freud : « être normal, c’est aimer et travailler », s’il manque l’un ou l’autre, on plonge dans la pathologie…). C’est pourquoi son aventure peut se raconter / se comprendre par la fin.
* La mort de Don Juan fait apparaître le lien paradoxal entre Eros (pulsion de vie : DJ respire la joie de vivre, il défend une certaine philosophie de la vie mais sans théorisation réelle – sauf selon Camus) et Thanatos (pulsion de mort : DJ tragique mortel condamné à mort pour ses fautes). Après l’assassinat en duel du père d’Elvire (l’ultime femme convoitée), le Commandeur, celui-ci ressuscite pour venir se venger de DJ.
Statue de pierre gigantesque qui le domine pas sa taille, qui symbolise la mort (qu’on substitue au symbole habituel du crâne ; à la question « d’où viennent les statues ? » Michel Serres répond « De la mort. De la tombe. Du rite des funérailles »). Quand on était 13 à table, la tradition voulait qu’on mette un 14ème couvert pour « l’invité de pierre » (d’où le sous-titre de Molière, « Le festin de pierre »), c’est donc l’invité ultime et inattendu. Mais c’est d’abord par la matière inerte que la statue de pierre s’apparente à la mort (péril minéral pour le bon vivant qu’il était). L’homme de pierre est venu écraser l’homme de chair. Le minéral de la pierre métaphorise toute absence de manifestation vitale : l’insensibilité (avoir un coeur de pierre), l’impassibilité (rester de marbre), le mutisme (muet comme une tombe) Dans la version de Rostand, DJ répond à qqun qui lui demande comment séduire les femmes : « Un silence effrayant, c’est mon système » car la prise de distance attise le désir.
Pour Camus cette statue de pierre signifie « Tous les pouvoirs de la Raison éternelle, de l’ordre, de la morale universelle, toute la grandeur étrangère d’un Dieu accessible à la colère…. Cette pierre gigantesque et sans âme symbolise seulement les puissances que pour toujours Don Juan a niées » autrement dit les grands principes, les grandes Idées, les règles imposées qu’il contredit par sa seule existence.
D’abord c’est DJ qui a invité le Commandeur à dîner chez lui, ce qui prouve qu’il ne craint pas la Mort, il agit par dérision à l’égard du surnaturel, il ne le prend pas au sérieux, il joue avec, car DJ ne croit en rien à part que « 2+2= 4 ». Au lieu d’être effrayé, ce prototype de l’athée heureux le nie en le moquant (« le voilà bon avec son habit d’empereur romain ») et en le provoquant (contre-invitation), ce qui est une manière de le tuer une deuxième fois, l’outrage au mort redouble le meurtre déjà commis (« ce n’est pas civil d’aller voir un homme que vous avez tué » dit son serviteur Sganarelle et cette intrusion dans le monde des morts se soldera par l’intrusion réciproque du Mort dans le monde des vivants par un jeu de miroirs). Cela commence par une explosion de plaisir hédoniste (le festin qu’il a prévu), réitérant la proclamation de son programme érotique, il éclate de rire en racontant sa dernière aventure. Le souper est interrompu par l’invité de pierre qui surgit au milieu du festin pour lui rappeler son meurtre et annoncer la vengeance future.
Il n’est pas anodin de mourir dans une salle à manger : c’est un peu comme si il n’avait rien d’autre à opposer à la mort que la vie elle-même, même imparfaite. Il y a contiguïté entre le plaisir et la mort, la mort frappe au milieu du plaisir. « Le libertin se heurte au spectre punisseur à l’instant même où il chante avec insouciance le vin et les femmes » (Jacques Rosset). En retour donc, il y a le repas chez le Mort, le vivant décide d’aller manger avec le(a) Mort et la table garnie ne joue pas son rôle habituel de lieu d’échange et de convivialité, n’est qu’un prélude à l’engloutissement final par la bouche des Enfers.
Tout s’accélère dès que le commandeur lui saisit la main (le tempo d’abord lent et immuable s’accélère), comme un symbole de la main qu’il n’a pas voulu donner aux femmes séduites. Un vide se creuse dans le sol, des flammes jaillissent et finissent par l’engloutir en enfer. Ses dernières paroles confirment son refus de soumission : combat du « Non », plus lourd de sens que n’importe quel discours (alors que la statue tente de l’entraîner vers la repentance, il refuse de se repentir et persiste à affirmer la beauté et la joie de vivre dans la volupté), et du « Si », répétés plusieurs fois. Le commandeur a le dernier mot et finit par casser son rire profanateur (« ce rire insensé de l’homme sain provoquant un dieu qui n’existe pas. » selon Camus) pour lui imposer son message : « memento mori » (souviens toi que tu vas mourir). Il disparaît sous cette main, disparition scandée par les choeurs masculins en arrière fond. Son corps, qui fut objet de tous les délices, devient un brasier ardent (destruction du feu de la passion par le feu de l’enfer), de surcroît foudroyé par le feu céleste (en réponse aux coups de foudre répétés?), avant d’être englouti. Ce révolté toujours désireux d’afficher son individualité mourra damné, sans avoir pu s’affranchir de la peur.
Autre interprétation, celle de Camus dans « Le mythe de Sisyphe », qui voit en lui tout à la fois la conscience et l’incarnation de l’absurde. Il aime assez la vie pour ne pas ignorer qu’elle se déroule au péril de la mort : il est conscient de cela et assume le caractère contingent de l’existence et de l’amour. L’impossibilité de combler le désir amoureux peut conduire au désespoir triste, mais aussi à l’absurde répétition du désir ou de l’histoire sur elle-même : « plus on aime et plus l’absurde se consolide »; DJ a compris que ce que l’autre désire, c’est une certaine image de lui-même dans le regard de l’amoureux ; il a compris qu’il n’y a rien à espérer et que le bonheur est impossible (d’où l’absence de nostalgie ou de crainte). Il s’est réapproprié ce que nous subissons d’habitude, à savoir le caractère insatiable du désir et inaccessible du bonheur. Il a choisi d’être le désir, de s’ouvrir à tous les possibles, donc de devenir à chaque fois un nouveau désir, tout en se (le) sachant périssable « Don Juan a choisi d’être rien », il n’espère rien donc il est heureux.
En résumé : La mort de DJ = Délivrance pour celui qui n’a pas trouvé satisfaction de son vivant ? Châtiment du mal (du mâle) engendré par la séduction ? Ou liberté assumée jusqu’au bout d’aimer les plaisirs de la vie sans espoir fou ?