30 mai 2023 ~ 0 Commentaire

petite phénoménologie du complotisme

CROIRE ET FAIRE CROIRE / POUR UNE PHENOMENOLOGIE DU COMPLOTISME

« L’homme est un animal crédule et a besoin de croire en quelque chose. En l’absence de raisons valables de croire, il se satisfera des mauvaises » Bertrand RUSSELL

DEF Le complot suppose qu’une partie de la population s’entend secrètement soit pour décider de la façon de gouverner soitpour s’attaquer à une autre partie de la population, constituant ainsi une menace interne ; c’est une pseudo-explication qui désigne un ennemi intérieur caché.

Le complotisme consiste à croire et à faire croire aux autres l’existence de ce complot secret.

Le dubitationisme consiste à douter de la version officielle des événements sans avoir de certitude sur ce qui s’est réellement passé, ce qui peut arriver à n’importe lequel d’entre nous. Il s’agit alors d’exercer son esprit critique par sa capacité de douter pour discerner le vrai du faux : on suspend son jugement faute de preuve et en attendant d’en savoir plus, sans préjuger quelle sera la vérité finale.

Le complotisme, lui, passe un cap : il ne se contente pas de douter de la réalité des événements ou de leurs interprétations, mais soupçonne des groupes occultes d’être à l’origine de certains événements ou versions officielles. On passe donc du doute (suspension momentanée du jugement de la raison en attente de preuves) au soupçon (opinion qui fait attribuer à qqn des actes ou des intentions blâmables) ; ainsi il ne s’agit pas d’un véritable usage du doute critique mais d’un « doute » doxique qui détermine à l’avance le résultat de la mise en suspension de toute affirmation ; il a déjà décidé de la réponse finale car il ne cherche pas la vérité mais la confirmation d’un désir de croire en sa propre version des faits ; ainsi quel que soit le thème ou l’objet du soupçon, la conclusion sera toujours approximativement la même, alors qu’un doute bien exercé conduit à des réponses qualitativement différenciées.Le doute doxique ne doute pas pour cesser de croire ce qui pourrait être faux, mais pour continuer de croire ce qui lui semble vrai, en ne doutant que de ce qui pourrait contrarier son interprétation subjective de la vérité. Le complotiste ne doute de rien, même si son opinion ne dit rien qui vaille, puisque son pseudo-doute bascule toujours dans le même sens (celui de son désir de croire telle chose), (é)prouvant inlassablement toujours et encore la même inclination : d’où une certaine « asymétrie cognitive » qui fait douter de certaines chose et non des autres, et encore moins de sa propre opinion ; à l’exigence de vérité, il substitue l’obsession du secret.

Le complotiste croit donc deviner, cachée derrière les apparences, un complot secret : en cela il mime le mouvement de la recherche de la vérité, qui consiste bien, la plupart du temps, à ne pas donner son assentiment aux phénomènes perçus, aux premières impressions et à soulever le voile des apparences (aletheia en grec) pour découvrir l’être profond caché derrière la surface ; mais il interrompt ce mouvement de recherche pour imposer un autre voile phénoménal, non pas dicté par le raisonnement mais par le désir de croire ; ainsi il produit au mieux une semi-vérité ou une vérisimilitude, une vraisemblance, qui n’est pas tout à fait la vérité ; illusion (double ignorance) ou mensonge (volonté de dissimuler la vérité) qui persuade d’autant plus au départ qu’il peut contenirquelques micro-vérités, qui lui tiennent lieu d’accroche ou d’attrape-rêve.Comme toute opinion doxique, la croyance complotiste repose d’ailleurs sur des confusionscourantes : entre singulier et universel (ce qui vaut dans un cas vaut dans tous les cas), apparaître et être (ce qui semble vrai est vrai), conséquence et finalité (à qui profite le crime ? Celui qui en tire un bénéfice en est l’auteur).Dès lors que le désir de croire est pris dans la toile d’araignée de la surinterprétation complotiste, la boîte de Pandore est ouverte etles inventions les plus grossières ou les plus folles peuvents’engouffrer dans la brèche. Le complotiste ne cesse ainsi de passer d’un univers à un autre, comme une sorte d’agent double (c’était donc lui ! ;) , déchiré entre deux univers, l’univers objectif qui se vit au dehors et l’univers subjectif qui se trame en parallèle au dedans.

LES RESSORTS DU COMPLOTISME ou comment en est-on arrivé là ?

* Les (pseudo) « théories du complot » (expression née aux USA dans les années 60) coïncident avec nos peurs les plus fondamentales et les plus archaïques, investissant une brèche ou un espace laissé vide par l’absence de savoirs, de repères ou de valeurs.Elles consistent dans une projection de nos angoisses subjectives et irrationnelles sur le matériau objectif et rationnel des faits (def d’un fait = un élément observable et vérifiable dans le monde matériel). La menace est d’ailleurs toujours considérée comme occulte, intérieure à un système, ce qui semble confirmer qu’il s’agit d’un fantasme inconscient que l’on projette sur la matière des choses, comme pour réaliser à l’extérieur ce que les pulsions inconscientes nous dictent à l’intérieur.Dans la théorie de l’« Etat profond », par ex, l’« État » ne représenteraitpeut-être rien d’autre que nos états de consciences, et sa profondeur supposée inaccessible ne serait peut-être rien d’autre que les angoisses et les désirs inconscients dont nous ne parvenons pas à nous rendre maîtres. Ainsi l’« État profond » serait une auto-réalisation et une matérialisation extérieure de notre inconscient au sens freudien (def : ensemble des désirs et souvenirs refoulés), comme le retour vengeur du refoulé sous la forme d’un discours qui se le désigne à lui-même, faute de pouvoir le conscientiser et le maîtriser. « Le Moi n’est pas maître dans sa propre maison » disait Freud : avec le complotisme, le Moi préfère supposer que le monde le trompe ou se trompe, plutôt que d’admettre qu’il est trompé par lui-même. S’il y a soupçon de complot, c’est toujours, d’ailleurs, par crainte d’être dépossédé de sa souveraineté, individuelle ou collective.

* La révélation donne aussi à celui qui le révèle l’impression d’avoir fait preuve d’esprit critique, ce qui lui procure l’illusion flatteuse et narcissisante de réussir là où les autres (qui ne voient rien et ne comprennent rien) ont échoué, et même d’avoir surpassé les autres dans sa capacité de pensée rationnelle et réflexive, symptôme suprême de l’excellence de l’intelligence humaine. Non content d’être plus intelligent que l’animal, le complotiste se pense plus intelligent que ses semblables, considérant qu’il faut et qu’il suffit d’avoir une opinion le matin en se levant, de cliquer sur n’importe quoi, ou de douter de tout ce qui ne lui plaît pas,pour être dans le vrai.

* Le complotiste croit alors avoir fait surgir une vérité envers et contre tous, donc il croit avoir raison seul et contre les autres, ce qui revient à mimer encore une fois, non plus le comportement rationnel du chasseur de vérité, mais le comportement moralement raisonnable du défenseur de la justice ; il s’agit ici non plus du combat entre le vrai et le faux, mais du combat entre le légitime et l’illégitime ; comme un mensonge a été révélé, la pseudo-vérité permettrait de rétablir la justice. Le complotiste n’est pas que le Don Quichotte de ses moulins imaginaires, mais aussi l’Antigone de sa propre tragédie moralisatrice, croyant pourfendre le mensonge des puissants et ainsi agir au nom de certaines valeurs, comme la moralité, la justice, la liberté ou l’égalité. Or, le complotiste est plus souvent un homme du ressentiment (suite souvent à un sentiment de déclassement qui, lui, peut être réel et légitime), voire un nihiliste qui considère le monde comme une grossière erreur, méritant la destruction plus que la compréhension et l’amélioration.

* Le complotiste donne un sens plus ou moins vraisemblable au réel : or, là encore, il est tout à fait justifiable de ne pas accepter que les événements soient le fruit du hasard ; comme l’amoureux ou le superstitieux, le complotiste ne supporte pas l’absence de signification et l’absurdité du monde : il préfère alors renoncer à la vérité plutôt que de renoncer à une croyance qui, il est vrai, a au moins le mérite de donner un certain sens au chaos de l’histoire humaine, qu’elle soit individuelle ou collective. Le complotismemet, à sa manière, le réel en récit : mais contrairement à l’historien qui embrasse dans son récit rationnel une multitude d’événements décousus et ne composant pas un tout, puisqu’il doit se contenter de les représenter tels qu’ils sont advenus, le récit fictif du complotiste ne présente que des actions limités et organisées, l’intrigue devant former un tout cohérent. Il faut que l’histoire n’ait pas l’air artificielle ni arbitraire, donc on l’affuble d’un certain coefficient de cohérence et de nécessité internes.A y regarder de plus près, la véritable Histoire du monde ne satisfait jamais ce critère de vraisemblance et de cohérence, l’Histoire réelle des hommes est bien trop mal fichue … ! Ainsi, l’historien aura beau avoir des preuves solides à opposer au complotiste, son discours peut donner l’impression d’un monde désordonné et cela ne suffit pas au complotiste.Rien d’étonnant à ce que les post-vérités se diffusent dans une époque post-moderne, désenchantée, dont les grands récits totalisants ont disparu. En révélant un plan caché de l’Histoire, la théorie complotiste évacue la dimension absurde et hasardeuse de notre Histoire, tout en occupant la chaise vide des grands récits. Les événements perturbateurs sont intégrés dans un ordre du monde purifié de tout ce qui pourrait le contredire. Eureka ! Le chaos s’éclaire enfin …!

* Le complotisme ou le conspirationnisme prospèrent aussi grâce :

- au biais d’intentionnalité c’est-à-dire la tendance à supposer qu’une intention consciente ou un agent se trouvent cachés derrière des faits fortuits et accidentels ; là encore, il y a une part de vérité dans le sens ou la conscience d’autrui nous demeure toujours inaccessible et « nul ne sait ce que la liberté peut faire » comme dit Merleau-Ponty ; mais de cette transcendance de la conscience d’autrui, le complotiste déduit la présence systématique d’intentions de nuire. Ainsi, « selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite » écrit Karl Popper.

- au biais de confirmation c’est-à-dire la tendance à consulter et croire seulement les données qui confirment mon opinion ; or une connaissance rationnelle et scientifique ne s’enquiert pas seulement des faits qui semblent confirmer son hypothèse, mais aussi et surtout des faits qui pourraient la réfuter, car l’expérience confirme le faux plutôt que le vrai. Comme l’a démontré Karl Popper, une théorie scientifique digne de ce nom n’est vraiment validée et vérifiée que si elle se reconnaît comme falsifiable dans certaines conditions données. Or, c’est justement le propre des pseudo-sciences ou des pseudo-vérités que de donner l’impression d’être toujours vérifiées dans le réel parce que, refusant de s’exposer au démenti expérimental, elles trouvent toujours dans la richesse du réel un moyen de confirmer leur surinterprétation. La pseudo-hypothèse du complot devient ainsi rapidement inopérante aux yeux de ces exigences rationnelles et scientifiques, dans la mesure où le complot est censé être confirmé un peu partout,donc jamais vraiment nulle part. Si il existe de vrais complots, ils ont tous été, tôt ou tard, soit déjoués, soit révélés, ce qui a permis de circonscrire ses limites dans l’expérience et dans l’histoire. Le complot du complotiste est donc moins qu’une hypothèse (laquelle, même si elle n’est qu’une sous-affirmation, repose sur des raisonnements logiques) : c’est une croyance qui voudrait se faire passer pour une hypothèse éligible, alors qu’elle n’a ni fondement logique ni preuve matérielle.Elle n’est donc ni démontrable ni vérifiable. Il ne faudrait donc pas parler d’hypothèse ni de théorie du complot mais de complot sans réelle hypothèse ni théorie, car la croyance au complot ne remplit même pas les exigences de celles-ci. D’ailleurs, comme chez le paranoïaque (le complotisme peut devenir une forme de « paranoïa routinisée » selon Knight), plus on tente de démonter la croyance complotiste et de démontrer le contraire, plus elle se crispe sur elle-même et va jusqu’à intégrer la démonstration du vrai au complot lui-même, ce qui n’est pas le cas du scientifique, qui, normalement (mis à part Didier Raoult), se réjouit de soumettre ses hypothèses à l’épreuve de la raison et de la discussion, voire de la réfutation et respecte les protocoles expérimentaux imposés par la science. Hélas, il faut plus de temps et d’effort pour déconstruire le mille-feuille argumentatif (ou conglobation) d’une fausse rumeur que pour la répandre, ce qui fait que le véritable esprit critique sera toujours en retard d’un train doxique sur le propagateur d’informations, quand il ne se trouvera pas lui-même attaqué et intégré au complot, ce qui peut être vraiment très décourageant… Mêmes les preuves que le complot n’existe pas sont les meilleurs preuves de son existence… Et en parler pour la démentir, c’est encore et toujours en parler, donc répandre la rumeur … Au secours !

* Sans compter :

- le phénomène technologique de l’effacement des corps : la dématérialisation de l’internetisme et des réseaux socio(pathes) où l’individu peut se dissimuler derrière des écrans pour dénoncer, sans prise de risque, la dissimulation des autres. Outil indispensable quand il s’agit d’éviter la censure d’un état autoritaire, mais outil délétère quand il s’agit de répandre de fausses informations sans encourir de risques ou de sanctions. Cela participe d’une déresponsabilisation du Moi, qui n’a plus à répondre de ce qu’il dit ou fait devant personne.

- le phénomène viral, qui répand le vrai comme le faux à la vitesse du son et de la lumière : il y a une démultiplication des informations qui circulent sur internet, le filet du net jouant le rôle de caisse de résonance des opinions les plus diverses, sans hiérarchisation ni discernement de leur contenu ; or, une erreur répétée des millions de fois ne devient pas pour autant une vérité et des millions de vues ne rendent pas plus clairvoyant celui qui a été vu autant de fois. Comme disait Bayle « il ne faut pas compter les voix (les likes) mais les peser ». A cela il faut ajouter le phénomène de pseudo-confirmation des algorithmes qui proposent des contenus susceptibles de confirmer nos croyances et intérêts individuels au lieu de le enrichir, donnant l’illusion que nous sommes nombreux à penser la même chose et que nous ne sommes pas les seuls. Loin de nous ouvrir sur le monde, cette pratique d’internet risque de nous enfermer dans le nôtre.

* Last but not least : ultime paradoxe, l’éthique de la vérité est normalement propre aux sociétés démocratiques : seules les sociétés closes et les états autoritaires reposent, en principe, sur l’idéologie, le mensonge et la propagande. Mais il semble que, par le biais de l’individualisme et du relativisme, la démocratie ait secrété son propre monstre politique : la dictature de l’opinion.

NB La formule « fake news » (intox en français)a fait son apparition dans le contexte politique du Brexit en Angleterre et de l’élection de Trump aux USA : elle désigne des informations mensongères fabriquées pour tromper délibérément et manipuler l’opinion publique ; elles sont donc diffusées de façon massive et même virale par les médias et par les réseaux sociaux / internet. Ce qui est nouveau n’est certainement pas l’usage du mensonge en société / politique mais l’indifférence pour la vérité et la défense des « faits alternatifs » (qui présentent une autre version que la réalité effective, soit-disant autre que la version officielle). L’expression d’« ère de la post-vérité » a été forgée par Ralph Keyes en 2004 et désigne le fait de faire croire à des choses fausses, participant à une fabrication de l’ignorance. La politique de post-vérité s’attaque aux vérités de fait et ressemble alors à l’univers de fiction décrit par Orwell dans la dystopie1984 : suite au brouillage du vrai et du faux, le règne de l’arbitraire et l’isolement des individus sans monde commun, on assiste à un usage décomplexé du mensonge. Ces fausses informations s’appuient aussi sur une défiance généralisée à l’égard des politiques et des informations reçues.

En résumé, les récits conspirationnistes accusatoires sont structurés selon 5 principes cumulatifs permettant de les identifier :

* Rien n’arrive jamais par accident

* Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées

* Rien n’est tel qu’il paraît être

* Tout est lié ou connecté de façon occulte

* Tout ce qui est officiellement tenu pour vrai doit faire l’objet d’un impitoyable examen critique

Comment lutter ?

* surtout ne jamais renoncer à chercher la vérité de chaque chose

* faire le tri entre ce qu’il nous plaît de croire et ce qu’il nous déplaît de savoir…

Petite bibliographie

Pierre-André Taguieff « Les théories du complot » Que sais-je ?

Myriam Revault d’Allones « La faiblesse du vrai / ce que la post-vérité fait à notre monde commun »

Karl Popper « La société ouverte et ses ennemis »

Rudy Reichstadt « L’opium des imbéciles » Essai sur la question complotiste

Philosophie magazine, Le complotisme, avril 2023

Autres 

Documentaire « La fabrique du mensonge » sur Arte.tv

« Complorama » : https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/complorama

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