Faut-il (faire) croire au Père Noel ?
Deux articles éclairants sur cet épineux problème :
Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié »,
article paru dans Les Temps modernes n° 77, 1952
« Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à des « katchina » punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding c’est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés.
Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants. »
Nicolas Santolaria, 24 12 2016, le Monde
« Noël, dans sa version paganisée, ne s’organise pas uniquement autour d’un sapin clignotant et d’une bûche indigeste plantée de gnomes en plastique, mais également autour d’un énorme mensonge rituel : l’histoire ubuesque d’un type obèse et couperosé qui, malgré son épais manteau rouge et son énorme hotte remplie de cadeaux, arrive à passer par le conduit de la cheminée, y compris dans les maisons qui utilisent un chauffage au gaz. Ce bobard défiant les lois de la physique est méthodiquement répété de génération en génération par des parents zélés qui, le reste de l’année, ne cessent d’expliquer à leurs enfants que mentir,, ce n’est pas bien du tout.
Mais est-ce finalement si anodin d’entretenir les enfants dans cette fausse croyance ponctuelle ? D’instrumentaliser la confiance qu’ils placent en leurs parents afin de faire vivre une « magie de Noël » aussi authentique qu’un paysage enneigé vendu place du Tertre par un faux Vincent Van Gogh ?Dans un article publié dans la revue de référence The Lancet, deux psychologues, Kathy McKay et Chris Boyle, affirment que les enfants pourraient potentiellementvêtre blessés par cet enfumage cognitif et se dire : « Si mes parents mentent aussi bien à propos du Père Noël, pourquoi ne mentiraient-ils pas à propos d’autre chose ? ». Bref, cette histoire farfelue d’un type venant en traîneau depuis le pôle Nord pour déposer devant votre chaussure des cadeaux achetés à La Grande Récré pourrait durablement affecter la confiance que les petits placent dans leurs géniteurs.
Alors, est-ce grave, docteur ? « Pour moi, ça n’a absolument rien de problématique. Ce ne sont pas de vrais mensonges, ça s’apparente plutôt à des contes de fées. Quand vous écoutez l’histoire du Petit Chaperon rouge, d’une certaine manière, ce sont aussi des bobards. Et pourtant, ça a pour fonction de développer la créativité, l’imagination, la vie intérieure. L’enfant a besoin d’une vision féerique du monde. Sinon, on est dans une forme de transparence totale, un rationalisme assez sec », explique la psychologue Dana Castro, auteure de Petits silences, petits mensonges : le jardin secret de l’enfant (Albin Michel, 2012). Ce rituel aurait même, lorsqu’on le regarde d’un autre œil, des vertus formatrices. « L’enfant apprend que les actes ont des conséquences. Si je suis gentil, mes vœux vont être exaucés », poursuit Dana Castro. Cette édification intérieure s’accompagnerait également d’une vision du monde particulière. Pour l’anthropologue Martyne Perrot, auteur de l’ouvrage Faut-il croire au Père Noël ? (Le Cavalier Bleu, 2010), « il y a une dimension initiatique dans la révélation de la non-existence du Père Noël. Il s’agit d’ailleurs plus d’un secret qu’on partage que d’un mensonge, c’est une façon pour les enfants d’appréhender le caractère déceptif de la réalité, de comprendre que la magie ne fonctionne pas réellement. Tant qu’elle opère, la croyance leur permet en revanche de recevoir des cadeaux sans être en dette par rapport à leurs parents, ce qui est important. »
Mais derrière la dimension utilitariste et potentiellement transitionnelle du mythe, les choses ne sont pas si simples. Dans 45,5 % des cas, l’abandon de la croyance au Père Noël, qui se produit entre 6 et 7 ans, provoque un état de crise, allant de la simple déception à des actes de violence. Le sociologue Gérald Bronner, qui a effectué ce constat statistique à l’occasion d’une vaste enquête réalisée en 2004, écrit : « Cette remise en question peut conduire, dans certains cas, à percevoir le monde des adultes avec suspicion comme un univers où règne le mensonge collectif».Plutôt qu’à la réactivation annuelle du merveilleux, on pourrait se demander si ce rituel ambigu ne sert pas au contraire à anéantir la possibilité même de toute croyance. Cette déception infligée méthodiquement à des millions de petites consciences pourrait être vue, alors, comme l’acte fondateur d’une religion du doute systématisé, le ferment d’un conspirationnisme ambiant. »