science et imagination avec Einstein et Bachelard
La science de la Nature fait souvent appel à des expériences de pensées imaginaires. Il faut se souvenir ici de la comparaison utilisée par Einstein dans L’Evolution des idées en physique : « Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations » ou encore « je suis suffisamment artiste pour m’inspirer librement de mon imagination, donc je pense qu’elle est plus importante que le savoir. Le savoir est limité. L’imagination contient le monde ». L’invention en science, comme en art, consiste donc dans le rapprochement d’idées jusque là isolées voire incompossibles. Par ex en art, les montres et la mollesse chez Dali : incongruité surréaliste de la mollesse attribuée au temps des horloges ; le quark et la beauté ou le charme : incongruité d’une recherche esthétique désintéressée et voluptueuse couplée avec le découpage à sec de la viande moléculaire. C’est pourquoi « la science prévoit mais on ne prévoit pas la science » (Brunschwig). L’imagination donne la force de s’inventer de nouveaux modèles et de mordre sur l’avenir ; être imaginatif, c’est pouvoir tisser des liens imaginaires entre des choses réelles ou entre les expérimentations possibles ; il n’y a pas de création « ex nihilo » mais seulement « intra-réelle ». L’image, ce« phénomène d’être », court-circuit créateur entre le réel et l’esprit, est comme un arc électrique. Certes l’approche scientifique, Bergson l’avait bien compris, est par essence anti-pathique : elle met les choses à distance, de manière presque sadique, pour mieux les fixer comme des papillons avec des épingles et les observer. Elle prend ses distances avec la dimension subjective et affective du réel, et pour cause : parfois l’imagination doxique projette nos désirs sur le réel et nous trompe, nous voyons seulement ce que nous désirons voir, voyant dans une expérience positive ou négative la preuve suffisante de la confirmation ou de l’infirmation d’une théorie. L’image du feu par exemple peut devenir un obstacle épistémologique à la connaissance de l’électricité ; ou l’eau peut être considérée comme source de résistance au bois qui flotte : « l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs » , remarque Bachelard, car nous faisons comme si le bout de bois était le sujet de la flottaison, comme s’il « voulait » flotter et que l’eau lui « résistait » quand on l’enfonce. D’où la nécessité, selon Bachelard, de psychanalyser la connaissance scientifique et de réinterpréter le sens des images matérielles, bref de proposer d’abord une catharsis intellectuelle et affective… Or Bachelard (dont Georges Canguilhem prendra la suite comme directeur de l’institut d’histoire et de philosophie des sciences en 1955) est le seul à avoir tenté de concilier cette exigence d’objectivité scientifique avec le désir poétique de sympathiser avec les éléments inertes. C’est ce que tente de faire à son tour Canguilhem avec le vivant.