textes amour
Texte N° 2
Celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l’humilier, il suffit de lui représenter sa passion comme le résultat d’un déterminisme psychologique : l’amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. […] Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose. Il réclame un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.
Mais, d’autre part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu’est l’engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d’un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée ? Qui donc accepterait de s’entendre dire : « Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même ? » Ainsi l’amant demande le serment et s’irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l’Autre se détermine elle-même à devenir amour – et cela, non point seulement au commencement de l’aventure, mais à chaque instant – et, à la fois, que cette liberté soit captive par elle-même, qu’elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte mais une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu ».
Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant (1943)
Texte N° 3
Dom Juan « Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »
Molière,Dom Juan, acte II, scène 2.
Texte(s) N° 4
« Je rencontre dans ma vie des millions de corps ; de ces millions je puis en désirer des centaines ; mais, de ces centaines, je n’en aime qu’un. L’autre dont je suis amoureux me désigne la spécialité de mon désir. »
« Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre ce qui est fait pour vous donner juste l’image de votre désir. » . Lacan. Le Séminaire. I. In.
« Adorable veut dire : ceci est mon désir, en tant qu’il est unique : « C’est ça ! C’est exactement ça ( que j’aime ! ) ! ». Cependant, plus j’éprouve la spécialité de mon désir, moins je peux la nommer ; à la précision de la cible correspond un tremblement du nom ; le propre du désir ne peut produire que l’impropre de l’énoncé ».
« Tous les arguments que les systèmes les plus divers emploient pour démystifier, limiter, effacer, bref déprécier l’amour, je les écoute, mais je m’obstine : « Je sais bien, mais quand même… » Je renvois les dévaluations de l’amour à une sorte de morale obscurantiste, à un réalisme-farce, contre lesquels je dresse le réel de la valeur : j’oppose à tout « ce qui ne va pas » dans l’amour, l’affirmation de ce qui vaut en lui. ».
« Aimer l’amour. Annulation. Bouffée de langage au cours de laquelle le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même : par une perversion proprement amoureuse, c’est l’amour que le sujet aime, non l’objet. »
« Est atopos l’autre que j’aime et qui me fascine. Je ne puis le classer, puisqu’il est précisément l’Unique, l’Image singulière qui est venue miraculeusement répondre à la spécialité de mon désir. C’est la figure de ma vérité ; il ne peut être pris dans aucun stéréotype (qui est la vérité des autres). »
« Il y a une scénographie de l’attente.»
« L’être que j’attends n’est pas réel. Tel le sein de la mère pour le nourrisson, je le crée et je le recrée sans cesse à partir de ma capacité d’aimer, à partir du besoin que j’ai de lui : l’autre vient là où je l’attends, là où je l’ai déjà créé. Et s’il ne vient pas, je l’hallucine : l’attente est un délire. »
« Partout où il y a attente, il y a transfert : je dépends d’une présence qui se partage et met du temps à se donner – comme s’il s’agissait de faire tomber mon désir, de lasser mon besoin. Faire attendre : prérogative constante de tout pouvoir, passe-temps millénaire de l’humanité »
« Suis-je amoureux ? – Oui, puisque j’attends. L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. »
« Dans le même temps où je m’identifie « sincèrement » au malheur de l’autre, ce que je lis dans ce malheur, c’est qu’il a lieu sans moi, et qu’en étant malheureux par lui même, l’autre m’abandonne : s’il souffre sans que j’en sois la cause, c’est que je ne compte pas pour lui : sa souffrance m’annule dans la mesure où elle le constitue hors de moi-même. »
« Qu’est ce que je pense de l’amour ? – En somme, je n’en pense rien. Je voudrais bien savoir ce que c’est, mais, étant dedans, je le vois en existence, non en essence. »
– Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » La Rochefoucauld. In. Roland Barthes. Fragments d’un discours amoureux
« Comme jaloux, je souffre quatre fois : parce que je suis jaloux, parce que je me reproche de l’être, parce que je crains que ma jalousie ne blesse l’autre, parce que je me laisse assujettir à une banalité : je souffre d’être exclu, d’être agressif, d’être fou et d’être commun. »
« JE-T-AIME. La figure ne réfère pas à la déclaration d’amour, à l’aveu, mais à la profération répéter du cri d’amour. »
« Je-t-aime est actif. Il s’affirme comme force – contre d’autres forces. Lesquelles ? Milles forces du monde, qui sont, toutes, forces dépréciatives (la science, la doxa, la réalité, la raison, etc. ) Ou encore : contre la langue. »
« ce qui importe, c’est la profération physique, corporelle, labiale, du mot : ouvre tes lèvres et que cela en sorte (sois obscène). Ce que je veux éperdument, c’est obtenir le mot. »
« Deux mythes puissants nous ont fait croire que l’amour pouvait, devait se sublimer en création esthétique : le mythe socratique ( aimer sert à « engendrer une multitude de beaux et magnifiques discours») et le mythe romantique ( je produirai une œuvre immortelle en écrivant ma passion ) ; »
« Je suis fou d’être amoureux, je ne le suis pas de pouvoir le dire, je dédouble mon image : insensé à mes propres yeux (je connais mon délire ), simplement déraisonnable aux yeux d’autrui, à qui je raconte très sagement ma folie; conscient de cette folie, tenant discours sur elle. »
« Tout amoureux est fou, pense-t-on. Mais imagine-t-on un fou amoureux ? Nullement. Je n’ai droit qu’à une folie pauvre, incomplète, métaphorique : l’amour me rend comme fou, mais je ne communique pas avec la surnature, il n’y a en moi aucun sacré ; ma folie, simple déraison, est plate, voire invisible; au reste, totalement récupérée par la culture : elle ne fait pas peur. »
« « Je n’arrive pas à te connaître » veut dire : « Je ne saurais jamais ce que tu penses vraiment de moi. Je ne puis te déchiffrer, parce que je ne sais comment tu me déchiffres. » »
« L’être aimé est désiré parce qu’un autre ou d’autres ont montré au sujet qu’il est désirable : tout spécial qu’il soit, le désir amoureux se découvre par induction. »
« Cette « contagion affective », cette induction, part des autres, du langage, des livres, des amis : aucun amour n’est original. (La culture de masse est machine à montrer le désir : voici qui doit vous intéresser, dit-elle, comme si elle devinait que les hommes sont incapables de trouver tout seuls qui désirer ). »
« SIGNES : soit qu’il veuille prouver son amour, soit qu’il s’efforce de déchiffrer si l’autre l’aime, le sujet n’a à sa disposition aucun système de signes sûrs.
Je cherche des signes, mais de quoi ? Quel est l’objet de ma lecture ? Est-ce : suis-je aimé (ne le suis- plus, le suis-je encore?)… n’est-ce pas plutôt, tout compte fait, que je reste suspendu à cette question, dont je demande au visage de l’autre, inlassablement, la réponse : qu’est-ce que je vaux ?
Les signes ne sont pas des preuves puisque n’importe qui peut en produire de faux ou d’ambigus…. D’où l’importance des déclarations ; je veux sans cesse arracher à l’autre la formule de son sentiment, et je lui dis sans cesse de mon côté que je l’aime : rien n’est laissé à la suggestion, à la divination : pour qu’une chose soit sue, il faut qu’elle soit dite ; mais aussi, dès qu’elle est dite, très provisoirement, elle est vraie. »
Roland Barthes.Fragments d’un discours amoureux
Texte N°5
« Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! »
- J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d’horreur, un mal particulier;
Angoisse et vif d’espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant le fatal sablier, plus
Tout mon coeur s’arrachait au monde familier.
J’étais comme l’enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…
Enfin la vérité froide se révéla:
J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce-donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore. »
Baudelaire, Les Fleurs du mal
Texte N° 6
[Socrate s’adresse à Glaucon qui ponctue le récit de son étonnement et, peu à peu, de sa compréhension.]
Socrate. Apprends à découvrir dans la nature des choses qui vont être dites une vue sur l’essence de la formation et sur celle de la non-formation qui ensemble concernent le fondement de la condition humaine.
Considère ceci :
des hommes séjournant sous terre dans une demeure en forme de caverne.
Celle-ci possède en guise d’entrée un long passage menant vers la lumière du jour, en direction duquel toute la caverne se rassemble.
Les hommes sont dans la caverne depuis leur enfance, enchaînés par le cou et par les cuisses.
C’est pourquoi ils demeurent tous au même endroit, ne pouvant se mouvoir ni voir autre chose que ce qui se montre à eux : étant enchaînés ils sont hors d’état de tourner la tête.
Une lumière cependant leur est accordée : elle vient d’un feu qui brûle au loin, derrière eux et au-dessus d’eux.
Entre le feu et les hommes enchaînés ( dans leur dos par conséquent) un chemin s’élève.
Imagine-toi que le long de ce chemin une murette a été dressée, semblable à celles au-dessus desquelles les saltimbanques montrent leurs merveilles aux spectateurs.
Je vois.
Imagine donc comment, le long de ce petit mur, des hommes passent, portant toutes sortes de choses visibles au-dessus du mur : statues, figures de pierre ou de bois, bref, toutes sortes de choses fabriquées par la main de l’homme.
Comme on peut s’y attendre, de ces porteurs, les uns parlent entre eux et les autres se taisent.
Tu nous présentes là un tableau extraordinaire et des prisonniers extraordinaires.
Il nous sont semblables.
Réfléchis bien : jamais encore de tels hommes n’ont déjà vu, soit par leurs propres yeux, soit par les yeux d’autrui, autre chose que les ombres projetées sans cesse par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face.
Comment en serait-il autrement s’ils sont contraints de conserver toute leur vie la tête immobile ?
Or que voient-ils des choses qui sont transportées et qui passent derrière eux ? Ne voient-ils pas justement rien d’autre que les ombres ?
Effectivement.
Maintenant s’ils pouvaient parler entre eux de ce qu’ils voient, ne penses-tu pas que ce qu’ils voient ils le prendraient pour ce qui est ?
Nécessairement.
Qu’en serait-il alors si cette prison avait en outre un écho venant de la paroi qui leur fait face et qui est la seule chose qu’ils puissent voir ?
Chaque fois que l’un des porteurs qui passent derrière eux dirait un mot, crois-tu que les prisonniers attribueraient ce mot à autre chose qu’à l’ombre qui passe devant eux ?
A rien d’autre, ma foi !.
Donc, pour les hommes ainsi enchaînés, les ombres des choses seraient la vérité même et ils ne la verraient absolument que dans les ombres.
De toute nécessité.
Considère alors la manière dont ils pourraient être délivrés et guérir de leur égarement :
que deviendraient-ils s’il leur arrivait ce que je vais dire ?
Chaque fois que l’un d’eux serait libéré de ses chaînes et obligé tout d’un coup de se lever, de tourner la tête, de se mettre en marche et de regarder la lumière, tous ces actes le feraient souffrir et l’éclat de la lumière l’empêcherait de voir les choses dont il observait jusque là les ombres.
Si tout cela lui arrivait, que répondrait-il, à ton avis, si quelqu’un lui affirmait qu’il n’avait vu jusqu’alors que des formes sans être, vides de tout contenu, et qu’il était maintenant beaucoup plus près de ce qui est, et que tourné désormais vers des choses ayant plus d’être, il voyait aussi d’une façon plus exacte ?
Et si quelqu’un lui montrait alors chacune des choses transportées et lui demandait ce que c’est, ne crois-tu pas qu’il serait troublé et qu’il estimerait que ce qu’il voyait auparavant de ses propres yeux était plus vrai que ce qu’on lui montrerait à présent ?
Je le crois, certes, fermement.
Et si on l’obligeait à regarder le feu lui-même, est-ce que les yeux ne lui feraient pas mal et ne voudrait-il pas s’en détourner pour revenir à ce qu’il est dans ses forces de regarder ?
Et ne jugerait-il pas que ce qui est pour lui immédiatement visible est en fait plus clair que ce qu’on veut lui montrer.
Il en serait ainsi.
Si maintenant on le tirait de force sur le chemin difficile qui s’élève hors de la caverne et qu’on ne le lachât pas avant d’être à la lumière du soleil, ne serait-il pas rempli de douleur et d’indignation ?
Une fois parvenu à la lumière du jour, les yeux pleins de son éclat, ne lui serait-il pas impossible de rien voir des objets qu’on lui présenterait maintenant comme véritables ?
Il ne le pourrait aucunement, du moins pas tout de suite.
Il est clair, à mon avis, qu’une accoutumance serait nécessaire s’il devait parvenir à voir, hors de la caverne, ce qui est à la lumière du jour. Et, cette accoutumance une fois acquise, ce qu’il pourrait regarder le plus facilement, ce serait d’abord les ombres, et, après elles, les images reflétées dans l’eau des hommes et des autres choses, et seulement plus tard les hommes et les choses elles-mêmes, c’est-à-dire enfin ce qui est au lieu de reflets affaiblis.
Et parmi celles-ci, il contemplerait sans doute plus facilement pendant la nuit, les choses du ciel et le ciel lui-même, en tournant son regard vers la lumière des astres et de la lune, qu’il ne le ferait pendant le jour du soleil et de son éclat.
Sans aucun doute.
Mais je pense aussi qu’au bout d’un certain temps il se trouverait en état de regarder le soleil lui-même. Non pas son reflet dans l’eau ou dans d’autres milieux, mais le soleil tel qu’il est, où il est, afin de considérer comment il est.
Il en serait ainsi nécessairement.
Et après toutes ces épreuves, il pourrait enfin aussi rassembler toutes ces pensées au sujet du soleil et se rendre compte que c’est lui qui accorde saisons et années, qui gouverne tout ce qui se trouve dans le monde à la lumière du jour et qui est encore la cause de tout ce qui est dans la caverne.
Manifestement, il ne parviendrait à ces pensées sur le soleil et sur tout ce qu’il éclaire et fait vivre qu’après les avoir distinguées de ce qui n’est qu’ombre ou reflet.
Maintenant, s’il parvenait à se rappeler le « savoir » qui avait cours au fond de la caverne, et ses compagnons enchaînés comme lui alors, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait du changement qui s’est opéré en lui et qu’il aurait pitié d’eux ?
Certes, et dans une grande mesure.
Suppose maintenant qu’on ait institué dans la caverne des récompenses et des honneurs pour ceux qui reconnaîtraient le mieux parmi les ombres qui défilent celles qui arrivent chaque jour, mémoriseraient celles d’entre elles qui se présentent habituellement les premières, ou à la suite, ou ensemble et qui pourraient ainsi prédire l’ordre même de leurs apparitions. Crois-tu que notre homme les envierait et voudrait rivaliser avec les plus forts d’entre eux ? Ne préférerait-il pas prendre sur lui, comme dit Homère, d’être un vrai valet de labour au service d’un étranger sans fortune, plutôt que devenir un faux-maître de vérité, et ne supporterait-il pas n’importe quoi plutôt que se mettre à la mode de la caverne.
Je crois qu’il souffrirait tous les maux plutôt que d’être un homme comme on l’est là-bas.
Et maintenant considère enfin ceci : si l’homme ainsi élevé redescendait dans la caverne et regagnait son ancienne place, est-ce que ses yeux, à lui qui vient de quitter le soleil, ne se rempliraient pas de ténèbres ?
Absolument.
S’il devait maintenant entrer en compétition avec les prisonniers quant à l’appréciation de ce qu’il faut penser des ombres, et cela alors que ses yeux ne se sont pas encore réaccoutumés à l’obscurité ( ce qui ne demande pas peu de temps) ne serait-il pas rendu ridicule et ne lui ferait-on pas comprendre que son voyage vers les régions supérieures ne lui a rapporté rien d’autre que la ruine de ses yeux (la seule richesse qu’il possédait) et qu’il ne vaut donc pas la peine de chercher à s’élever sur le chemin ?
Et s’il entreprenait de délivrer les prisonniers de leurs chaînes et de les conduire voir ce qui est, ne crois-tu pas qu’ils le tueraient ?
Sans aucun doute. »
PLATON, République VII, « Allégorie de la caverne »
Texte N° 7
« Sans doute en est-ce assez pour ce qui concerne son immortalité, mais pour ce qui est de sa nature, voici comment il en faut parler : dire quelle est cette nature est l’objet d’un exposé en tout point absolument divin et bien long, mais dire à quoi elle ressemble, l’objet d’un exposé humain et moins étendu. C’est donc de cette façon qu’il faut que nous en parlions. Elle ressemble, dirai-je, à une force à laquelle concourent par natureun attelage et son cocher, l’un et l’autre soutenus par des ailes. Or donc, dans le cas des Dieux, les chevaux, aussi bien que les cochers, sont, eux-mêmes, tous bons comme ils sont faits de bons éléments, tandis que, dans le cas des autres êtres, il y a du mélange : premièrement, chez nous l’autorité appartient à un cocher qui mène deux chevaux attelés ensemble ; secondement, en l’un d’eux il a un beau et bon cheval, dont la composition est de même sorte, tandis qu’en 1’autre il a une bête dont les parties composantes sont contraires à celles du précédent, comme est contraire sa nature. Dans ces conditions, c’est nécessairement, par rapport à nous, une tâche difficile, une tâche peu plaisante que de faire le cocher ! (…)
La nature a doué l’aile du pouvoir d’élever ce qui est pesant vers les hauteurs où habite la race des dieux, et l’on peut dire que, de toutes les choses corporelles, c’est elle qui participe le plus à ce qui est divin. Or ce qui est divin, c’est ce qui est beau, sage, bon et tout ce qui ressemble à ces qualités ; et c’est ce qui nourrit et fortifie le mieux les ailes de l’âme, tandis que les défauts contraires comme la laideur et la méchanceté, les ruinent et les détruisent. (…)
Parmi les autres âmes, celle qui suit la divinité de plus près et lui ressemble le plus, élève la tête de son cocher vers l’autre côté du ciel, et se laisse ainsi emporter au mouvement circulaire, mais troublée par ses chevaux, elle a de la peine à contempler les essences; telle autre tantôt s’élève tantôt s’abaisse, mais gênée par les mouvements désordonnés des chevaux, aperçoit certaines essences tandis que d’autres lui échappent. Les autres âmes sont toutes avides de monter, mais impuissantes à suivre, elles sont submergées dans le tourbillon qui les emporte, elles se foulent, elles se précipitent les unes sur les autres, chacune essayant de se pousser avant l’autre. De là un tumulte, des luttes et des efforts désespérés, où, par la faute des cochers, beaucoup d’âmes deviennent boiteuses, beaucoup perdent une grande partie de leurs ailes. Mais toutes, en dépit de leurs efforts, s’éloignent sans avoir pu jouir de la vue de l’absolu, et n’ont plus dès lors d’autres aliments que l’opinion.
Mais lorsque, impuissante à suivre les dieux, l’âme n’a pas vu les essences, par malheur, gorgée d’oubli et de vice, elle s’alourdit, puis perd ses ailes et tombe vers la terre.
Une loi lui défend d’animer à la première génération le corps d’un animal, et veut que 1. l’âme qui a vu le plus de vérités produise un homme qui sera passionné pour la sagesse, la beauté, les muses et l’amour ; 2. que l’âme qui tient le second rang donne un roi juste ou guerrier et habile à commander; que 3. celle du troisième rang donne un politique, un économe, un financier; que 4. celle du quatrième produise un gymnaste infatigable ou un médecin ; que 5. celle de la cinquième mène la vie du devin ou de l’initié ; que 6. celle du sixième s’assortisse à un poète ou à quelque autre artiste imitateur, 7. celle du septième à un artisan ou à un laboureur, 8. celle du huitième à un sophiste ou à un démagogue, celle du 9. neuvième à untyran. »
Il faut en effet chez l’homme, que l’acte d’intelligence ait lieu selon ce qui s’appelle Idée, en allant d’une pluralité de sensations à une unité où les rassemble la réflexion. Or c’est là une remémoration de ces réalités supérieures que notre âme a vues jadis, quand elle cheminait en compagnie d’un Dieu, quand elle regardait de haut ces choses dont à présent nous disons qu’elles existent, quand elle dressait la tête vers ce qui a une existence réelle ! Voilà donc pourquoi, à juste titre, est seule ailée la pensée du philosophe ; car ces réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c’est à ces réalités mêmes que ce qui est Dieu doit sa divinité. Or c’est en usant droitement de tels moyens de se ressouvenir qu’un homme qui est toujours parfaitement initié à de parfaites initiations, devient, seul, réellement parfait. Mais, comme il s’écarte de ce qui est l’objet des préoccupations des hommes et qu’il s’applique à ce qui est divin, la foule lui remontre qu’il a l’esprit dérangé ; mais il est possédé d’un Dieu, et la foule ne s’en doute pas. »
PLATON, Phèdre, « Mythe de l’attelage ailé »
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