TEXTES SUR LES PASSIONS

TEXTES DE PHILOSOPHIE

TEXTES COMPLEMENTAIRES de HUME

N°1/ La critique de l’identité personnelle

« Il y a certains philosophes qui imaginent que nous avons à tout moment la conscience intime de ce que nous appelons notre moi ; et que nous sommes certains, plus que par l’évidence d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La plus forte sensation et la plus violente passion, disent-ils, au lieu de nous distraire de cette vue, ne font que l’établir plus intensément; elles nous font considérer leur influence sur le moi par leur douleur ou leur plaisir. (…)

Malheureusement toutes ces affirmations positives sont contraires à l’expérience elle-même, qu’on invoque en leur faveur; et nous n’avons aucune idée du moi à la manière qu’on vient d’expliquer ici. En effet, de quelle impression pourrait dériver cette idée? A cette question, il est impossible de répondre sans contradiction ni absurdité manifestes; pourtant c’est une question à laquelle il faut nécessairement répondre, si nous voulons que l’idée du moi passe pour claire et intelligible. Il doit y avoir une impression qui engendre toute idée réelle. Mais le moi, ou la personne, n’est pas une impression, c’est ce à quoi nos diverses impressions et idées sont censées se rapporter. Si une impression engendre l’idée du moi, cette impression doit demeurer invariablement identique pendant tout le cours de notre existence : car le moi est censé exister de cette manière. Or, il n’y a pas d’impression constante et invariable. La douleur et le plaisir, les passions et les sensations se succèdent les unes aux autres et jamais elles n’existent toutes en même temps. Ce ne peut donc être d’aucune de ces impressions, ni d’aucune autre qu’est dérivée l’idée du moi; par conséquent une telle idée n’existe pas.

Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait néant. (…)

Je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent les unes aux autres avec une rapidité inconcevable et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue ; tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement : il n’y a pas un seul pouvoir de l’âme qui reste invariablement identique peut-être un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition ; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations. Il n’y a proprement en lui ni simplicité à un moment, ni identité dans les différents moments, quelque tendance naturelle que nous puissions avoir à imaginer cette simplicité et cette identité. La comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l’esprit; nous n’avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué.

Quelle est donc la cause qui produit en nous une aussi forte tendance à attribuer l’identité à ces perceptions successives et à admettre que nous possédons l’existence invariable et ininterrompue pendant tout le cours de notre existence? Pour répondre à cette question, nous devons distinguer l’identité personnelle en tant qu’elle touche notre pensée ou notre imagination et cette même identité en tant qu’elle touche nos passions ou l’intérêt que nous prenons à nous-mêmes. (…)

Nous avons une idée distincte d’un objet qui reste invariable et ininterrompu à travers une variation supposée du temps ; cette idée, nous l’appelons idée d’identité ou du même. Nous avons aussi une idée distincte de plusieurs objets différents qui existent successivement et sont unis les uns aux autres par une relation étroite; cette succession apporte à une vue attentive une notion de diversité aussi parfaite que s’il n’y avait aucune manière de relation entre les objets. Or, bien que ces deux idées d’identité et de succession d’objets reliés soient en elles-mêmes parfaitement distinctes et même contraires, il est pourtant certain que, dans notre manière courante de penser, nous les confondons généralement l’une avec l’autre. L’action de l’imagination, par laquelle nous considérons l’objet ininterrompu et invariable, et celle, par laquelle nous réfléchissons à la succession des objets reliés, sont presque identiques à la conscience; et il ne faut pas beaucoup plus d’effort de pensée dans le deuxième cas que dans le premier. La relation facilite la transition de l’esprit d’un objet à un autre et rend son passage aussi égal que s’il contemplait un seul objet continu. Cette ressemblance est la cause de la confusion et de la méprise et elle nous fait substituer la notion d’identité à celle d’objets reliés. » HUME TNHI, IV, vi, §1

N°2/ L’exemple de la boule de billard

« Il est certain que cette répétition d’objets semblables en des situations semblables ne produit rien de nouveau,  ni dans ces objets, ni dans aucun corps extérieur. En effet, on accordera aisément que les différents cas dont nous disposons de la conjonction de causes et d’effets ressemblants sont en eux-mêmes entièrement indépendants, et que la communication de mouvement que je vois résulter à présent du choc de deux boules de billard est totalement distincte de celle que j’ai vu résulter d’une telle impulsion il y a un an. Ces impulsions n’ont aucune influence l’une sur l’autre. Elles sont entièrement séparées par le temps et le lieu ; et l’une aurait pu exister et communiquer du mouvement même si l’autre n’avait pas existé.
Il n’y a donc rien de nouveau de découvert ni de produit en des objets par leur conjonction constante ni par la ressemblance ininterrompue de leurs relations de succession et de contiguïté. Mais c’est de cette ressemblance que dérivent les idées de nécessité, de pouvoir et d’efficace. Ces idées, donc, ne représentent rien qui appartienne ou puisse appartenir aux objets qui sont constamment joints. c’est un argument qui, de quelque manière que nous puissions l’examiner, se révélera parfaitement indiscutable. Des cas semblables sont toujours la source première de notre idée de pouvoir ou de nécessité alors que, d’autre part, ils n’ont, par leur ressemblance, aucune influence, ni les uns sur les autres, ni sur aucun objet extérieur. » ; HUME TNH, I, III, XIV

N°3/ L’échelle de la sympathie et de la comparaison

« Donc, puisque ces principes de sympathie et de comparaison avec nous-mêmes sont directement contraires, il vaut peut-être la peine de considérer quelles règles générales peuvent être formées, outre le tempérament particulier de la personne, pour que prévale l’un des principes sur l’autre. Supposez que je sois actuellement en sécurité sur la terre et que je veuille en tirer un plaisir de cette considération : je dois penser à la malheureuse condition de ceux qui sont en mer dans une tempête et je dois m’efforcer de rendre cette idée aussi forte et aussi vive que possible afin de me rendre plus sensible à mon propre bonheur. Mais, quelque peine que je puisse prendre, la comparaison ne sera jamais aussi efficace que si j’étais réellement sur le rivage   et que je voyais au loin un navire secoué par la tempête et en danger de périr à tout moment sur un rocher ou un banc de sable. Mais supposez que cette idée devienne encore plus vive, supposez que le bateau se rapproche, que je puisse distinctement percevoir l’horreur peinte sur le visage des marins et des passagers, que je puisse entendre leurs cris de lamentation, que je puisse voir les plus chers amis se dire leur dernier adieu ou s’embrasser, résolus de périr dans les bras les uns des autres. Aucun homme n’a un cœur assez cruel pour tirer du plaisir d’un pareil spectacle et résister aux mouvements de la compassion et de la sympathie les plus tendres. Il est donc évident qu’il y a dans ce cas un juste milieu et que, si l’idée est trop faible, elle n’a aucune influence par comparaison et, d’un autre côté, si elle est trop forte, elle opère sur nous entièrement par la sympathie qui est contraire à la comparaison. La sympathie étant la conversion d’une idée en une impression, elle demande dans l’idée une force et une vivacité plus grandes que celles qui sont requises dans la comparaison. » HUME TNH, III, III, II

N°4/ A quoi sert l’estime de soi ?

«  Le mérite de l’orgueil ou de l’estime de soi dérive de deux circonstances, à savoir leur utilité et leur agrément pour nous-mêmes par lesquels cette passion nous rend capables de travailler et, en même temps, nous donne une satisfaction immédiate. Quand cette passion va au-delà de ses justes limites, elle perd le premier avantage et devient même préjudiciable, ce qui est la raison pour laquelle nous condamnons une ambition et un orgueil extravagants, même réglés par le décorum du savoir-vivre et de la politesse. Mais, comme cette passion est encore agréable et qu’elle communique une sensation élevée et sublime à la personne qui est mue par elle, la sympathie avec cette satisfaction diminue considérablement le blâme qui accompagne naturellement sa dangereuse influence sur sa conduite et son comportement. Aussi pouvons-nous noter qu’une magnanimité et un courage excessifs, surtout quand ils se révèlent sous les coups du sort, contribuent dans une grande mesure à la réputation d’un héros et feront d’une personne l’objet de l’admiration de la postérité en même temps qu’ils ruineront ses affaires et le conduiront dans des dangers et des difficultés qu’autrement il n’aurait jamais connus. »

HUME Traité de la nature humaine, III, III, II

AUTRES TEXTES PHILOSOPHIQUES sur LES PASSIONS

(par ordre chronologique dans l’histoire de la philosophie)

N°5/ La vie sans passions, une vie de cadavre ?

Calliclès : Mais que veux-tu dire avec ton « se commander soi-même« ?

Socrate : Oh, rien de compliqué, tu sais, la même chose que tout le monde : cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et aux passions qui résident en soi-même.

Calliclès : Ah! Tu es vraiment charmant! Ceux que tu appelles hommes raisonnables, ce sont des abrutis!

Socrate : Qu’est-ce qui te prends? N’importe qui saurait que je ne parle pas des abrutis!

Calliclès : Mais si, Socrate, c’est d’eux que tu parles, absolument! Car comment un homme pourrait-il être heureux s’il est esclave de quelqu’un d’autre ? Veux-tu savoir ce que sont le beau et le juste de nature? hé bien, je vais te le dire franchement! Voici, si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement -j’en ai déjà parlé- est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. (…) (les hommes qui exercent le pouvoir ) sont des hommes qui peuvent jouir de leurs biens, sans que personne y fasse obstacle, et ils se mettraient eux-mêmes un maître sur le dos, en supportant les lois, les formules et les blâmes de la masse des hommes! Comment pourraient-ils éviter, grâce à ce beau dont tu dis qu’il est fait de justice et de tempérance, d’être réduits au malheur, s’ils ne peuvent pas, lors d’un partage, donner à leurs amis une plus grosse part qu’à leurs ennemis, et cela, dans leurs propres cités, où eux-mêmes exercent le pouvoir! Ecoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurent dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air, qui ne valent rien !

Socrate : (…) Alors, explique-moi : tu dis que, si l’on veut vivre tel qu’on est, il ne faut pas réprimer ses passions, aussi grandes soient-elles, mais se tenir prêt à les assouvir par tous les moyens. Est-ce bien en cela que la vertu consiste?

Calliclès : Oui, je l’affirme, c’est cela la vertu!

Socrate : Il est donc inexact de dire que ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux.

Calliclès : Oui, parce que, si c’était le cas, les pierres et même les cadavres seraient tout à fait heureux!

N°6/ Le corps tombeau (soma/sema)

Socrate : Mais, tout de même, la vie dont tu parles, c’est une vie terrible ! (…) Nous aussi, peut être en réalité sommes-nous morts. En effet, j’ai déjà moi-même entendu dire à l’un des savants qu’à présent nous sommes morts, que notre corps est pour nous un tombeau et que cette partie de l’âme où résident nos passions est ainsi faite qu’elle se laisse influencer et ballotter dans un sens et dans l’autre.

N°7/ L’image du tonneau / de la passoire percés

(…) En effet, chez les hommes qui ne réfléchissent pas, Euripide dit que ce lieu de l’âme, siège des passions, est comme une passoire percée, parce qu’il ne peut rien contrôler ni rien retenir -il exprime ainsi l’impossibilité que ce lieu soit jamais rempli.

Tu vois, c’est tout le contraire de ce que tu dis, Calliclès. D’ailleurs, un sage fait remarquer que, de tous les êtres qui habitent l’Hadès, le monde des morts, les plus malheureux seraient ceux qui, n’ayant pu être initiés, devraient à l’aide d’une écumoire apporter de l’eau dans une passoire percée. Avec cette écumoire (…), c’est l’âme que ce sage voulait désigner. Oui, il comparait l’âme de ces hommes à une écumoire, l’âme des êtres irréfléchis est donc comme une passoire, incapable de rien retenir (…).

(…) Je veux te convaincre, autant que j’en sois capable, de changer d’avis et de choisir, au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre, qui se contente de ce qu’elle a et qui s’en satisfait. Eh bien, est-ce que je te convaincs de changer d’avis et d’aller jusqu’à dire que les hommes, dont la vie ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée?

Calliclès : (…) je ne changerai pas d’avis!

Socrate : Bien. Allons donc, je vais te proposer une autre image, qui vient de la même école. En effet, regarde bien si ce que tu veux dire, quand tu parles de ces deux genres de vie, une vie d’ordre et une vie déréglée, ne ressemble pas à la situation suivante. Suppose qu’il y ait deux hommes qui possèdent, chacun, un grand nombre de tonneaux. Les tonneaux de l’un sont sains, remplis de vin, de miel, de lait, et cet homme a encore bien d’autres tonneaux, remplis de toutes sortes de choses. Chaque tonneau est donc plein de ces denrées liquides qui sont rares, difficiles à recueillir et qu’on n’obtient qu’au terme de maints travaux possibles. Mais, au moins, une fois que cet homme a rempli ses tonneaux, il n’y a plus à reverser quoi que ce soit ni à s’occuper d’eux ; au contraire, quand il pense à ses tonneaux, il est tranquille. L’autre homme, quant à lui, serait aussi capable de se procurer ce genre de denrées, même si elles sont difficiles à recueillir, mais comme ses récipients sont percés et fêlés, il serait forcé de les remplir sans cesse, jouir et nuit, en s’infligeant les plus pénibles peines. Alors regarde bien, si ces deux hommes représentent chacun une manière de vivre, de laquelle dis-tu qu’elle est la plus heureuse? Est-ce la vie de l’homme déréglé ou de l’homme tempérant ? En te racontant cela, est-ce que je te convaincs d’admettre que la vie tempérante vaut mieux que la vie déréglée ?

Calliclès : Tu ne me convaincs pas, Socrate. Car l’homme dont tu parles, celui qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux, n’a plus aucun plaisir, il a exactement le même type d’existence dont je parlais tout à l’heure : il vit comme une pierre. S’il a fait le plein, il n’éprouve plus ni joie ni peine. Au contraire, la vie de plaisir est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau !

Socrate : Alors, si on verse beaucoup, il faut aussi qu’il y en ait beaucoup qui s’en aille, on doit donc avoir de bons gros trous, pour que tout puisse s’échapper !

Calliclès : Oui, parfaitement.

Socrate : Tu parles de la vie d’un pluvier, qui mange et fiente en même temps ! -non, ce n’est pas la vie d’un cadavre, même pas celle d’une pierre!

Calliclès : surtout, ce dont je parle, c’est de vivre dans la jouissance, d’éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà, c’est cela la vie heureuse!

Socrate : (…) réponds- moi : suppose que quelque chose démange, qu’on ait envie de se gratter, qu’on puisse se gratter autant qu’on veut et qu’on passe tout son temps à se gratter, est-ce là le bonheur de la vie?

Calliclès : Eh bien, Socrate, je déclare que même la vie où on se gratte comme cela est une vie agréable!

Socrate : Et si c’est une vie agréable, c’est donc aussi une vie heureuse.

Calliclès : Oui, absolument.

N°8/ La hiérarchisation des désirs avec EPICURE

« Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est

pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130)

En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne

répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. (…)

N°9/ La déterminisme passionnel chez SPINOZA

« Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. […]

Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir, Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une libre décision de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement. L’expérience nous apprend assez qu’il n’est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’un autre objet. »

SPINOZA, Lettre à Schuller, 1674.

N°10/ Le divertissement pascalien

« La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela, nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher le moyen le plus sûr d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort » PASCAL Pensées, B. 171.

«Divertissement. — Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.

Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.

Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement, et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité, languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit.

De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.

Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de [ce] qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs.

Le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi, et à l’empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense. (…)

Ainsi s’écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et si on les a surmontés, le repos devient insupportable ; car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir au fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin. (…)

Prenez-y garde. Qu’est-ce autre chose d’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a dès le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leurs maisons des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de penser à eux.»

PASCAL, Pensées, B 139.

N°11/ Les passions comme guerre intestine

« Cette guerre intérieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bête brute (Des Barreaux 1). Mais ils ne l’ont pu ni les uns ni les autres, et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l’injustice des passions et qui trouble le repos de ceux qui s’y abandonnent. Et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer. […]

Guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions. S’il n’y avait que la raison sans passions. S’il n’y avait que les passions sans raison. Mais ayant l’un et l’autre il ne peut être sans guerre, ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre. Aussi il est toujours divisé et contraire à lui-même. »

PASCAL, Pensées 410-413 + 411-412

 

N°12/ Autres

« La vanité est si ancrée dans le cœur de l’homme, qu’un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les Philosophes mêmes en veulent. Ceux qui écrivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d’avoir bien écrit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l’avoir lu ; et moi qui écris ceci, j’ai peut-être cette envie ; et peut être que ceux qui le liront l’auront aussi. » PASCAL

 

N°12bis /

« Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. » PASCAL

N°13/ Naissance des passions et de l’inégalité aux commencements de la société selon ROUSSEAU

« On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps : de ces premières préférences naquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés funestes au bonheur et à l’innocence. » IId Discours, IIde partie

N°14/ La passion, un désir d’éternité, avec F. ALQUIÉ

« Orientée vers le passé, remplie par son image, la conscience du passionné devient incapable de percevoir le présent : elle ne peut le saisir qu’en le confondant avec le passé auquel elle retourne, elle n’en retient que ce qui lui permet de revenir à ce passé, ce qui le signifie, ce qui le symbolise : encore signes et symboles ne sont-ils pas ici perçus comme tels, mais confondus avec ce qu’ils désignent. L’erreur de la passion est semblable à celle où risque de nous mener toute connaissance par signes, où nous conduit souvent le langage : le signe est pris pour la chose elle-même : telle est la source des idolâtries, du culte des mots, de l’adoration des images, aveuglements semblables à ceux de nos plus communes passions. Aussi celui qui observe du dehors le passionné ne peut-il parvenir à comprendre ses jugements de valeur ou son comportement : il est toujours frappé par la disproportion qu’il remarque entre la puissance du sentiment et l’insignifiance de l’objet qui le semble inspirer, il essaie souvent, non sans naïveté, de redresser par des discours relatifs aux qualités réelles de l’objet présent les erreurs d’une logique amoureuse ou d’une crainte injustifiée. Mais on ne saurait guérir une phobie en répétant au malade que l’objet qu’il redoute ne présente nul danger, la crainte ressentie n’étant en réalité pas causée par cet objet, mais par celui qu’il symbolise, et qui fut effectivement redoutable, ou désiré avec culpabilité. De même, il est vain de vouloir détruire un amour en mettant en lumière la banalité de l’objet aimé, car la lumière dont le passionné éclaire cet objet est d’une autre qualité que celle qu’une impersonnelle raison projette sur lui : cette lumière émane de l’enfance du passionné lui-même, elle donne à tout ce qu’il voit la couleur de ses souvenirs. « Prenez mes yeux », nous dit l’amant. Et seuls ses yeux peuvent en effet apercevoir la beauté qu’ils contemplent, la source de cette beauté n’étant pas dans l’objet contemplé, mais dans la mémoire de leurs regards. L’erreur du passionné consiste donc moins dans la surestimation de l’objet actuel de sa passion que dans la confusion de cet objet et de l’objet passé qui lui confère son prestige. Ce dernier objet ne pouvant être aperçu par un autre que par lui-même, puisqu’il ne vit que dans son souvenir, le passionné a l’impression de n’être pas compris, sourit des discours qu’on lui tient, estime qu’à lui seul sont révélées des splendeurs que les autres ignorent. En quoi il ne se trompe pas tout à fait. Son erreur est seulement de croire que les beautés qui l’émeuvent et les dangers qu’il redoute sont dans l’être où il les croit apercevoir. En vérité, l’authentique objet de sa passion n’est pas au monde, il n’est pas là et ne peut pas être là, il est passé. Mais le passionné ne sait pas le penser comme tel : aussi ne peut-il se résoudre à ne chercher plus. »
Ferdinand ALQUIÉ, Le désir d’éternité

TEXTES COMPLEMENTAIRES DE LITTERATURE

N°15/ Le coup de foudre et les ravages de la passion amoureuse avec Phèdre

« Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d’Egée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait s’être affermi,
Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.
Par des voeux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée,
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la Déesse,
J’adorais Hippolyte ; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil, et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais OEnone, et depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaine précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive a aussitôt saigné,
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire;
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler. » RACINE, Phèdre, Acte I scène 3

N°16/ L’avarice d’Harpagon

Harpagon vient de s’apercevoir que sa précieuse cassette enterrée dans son jardin a été volée. Sa réaction ne se fait pas attendre.

 HARPAGON. Il crie au voleur dès le jardin, et vient sans chapeau. Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ! On m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête ! Rends-moi mon argent, coquin !… (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m’a privé de toi ; et, puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris ? Euh ? que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et, si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. »

L’Avare de MOLIERE Acte IV, scène 7

N°17/ Eloge de l’inconstance par Dom Juan

« DOM JUAN: Quoi? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non: la constance n’est bonne que pour des ridicules; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cours. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs: je me sens un cœur à aimer toute la terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

DON JUAN de MOLIERE, acte 1 scène 2

N°18/Le portrait de l’égoïste, parabole de tous lespassionnés

« Gnathon ne vit que pour soi, et tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point. Non content de remplir à une table la première place, il occupe lui seul celle de deux autres; il oublie que le repas est pour lui et pour toute la compagnie; il se rend maître du plat, et fait son propre de chaque service : il ne s’attache à aucun des mets, qu’il n’ait achevé d’essayer de tous; il voudrait pouvoir les savourer tous tout à la fois. Il ne se sert à table que de ses mains; il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire, et en use de manière qu’il faut que les conviés, s’ils veulent manger, mangent ses restes. Il ne leur épargne aucune de ces malpropretés dégoûtantes, capables d’ôter l’appétit aux plus affamés; le jus et les sauces lui dégouttent du menton et de la barbe; s’il enlève un ragoût de dessus un plat, il le répand en chemin dans un autre plat et sur la nappe; on le suit à la trace. [...] Il embarrasse tout le monde, ne se contraint pour personne, ne plaint personne, ne connaît de maux que les siens, que sa réplétion et sa bile, ne pleure point la mort des autres, n’appréhende que la sienne, qu’il rachèterait volontiers de l’extinction du genre humain. »LA BRUYERE Les Caractères

N°19/ La tentation de la toute-puissance avec la peau de chagrin

« Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé par une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement la Peau sous toutes ses faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités du cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison du phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
- Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence ?
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu. [...]
- L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont particuliers, dit le jeune homme en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
- Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu ! [...]
Les paroles étaient disposées ainsi :

SI TU ME POSSÈDES  TU POSSÈDERAS TOUT
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA DIEU L’A
VOULU AINSI DÉSIRE ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS MAIS RÈGLE
TES   SOUHAITS  SUR  TA   VIE
ELLE  EST  LÀ    À   CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROÎTRAI
COMME   TES  JOURS
ME     VEUX – TU ?
PRENDS   DIEU
T’EXAUCERA
SOIT !

   - Et vous n’avez même pas essayé ? dit le jeune homme.
- Essayer ! dit le vieillard. [...] Je vais vous expliquer en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes indistincts qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. [...] En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. [...] Ceci, dit le vieillard d’une voix éclatante en la montrant, la Peau de chagrin est le vouloir et le pouvoir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir.
- Eh ! bien oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
- Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
- J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. [...] Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie !
Un éclat de rire, parti de la bouche du vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
- Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte, tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre vie. Après tout, vous vouliez mourir ? hé bien, votre suicide n’est que retardé. »

BALZAC La peau de chagrin

N°20/ L’avarice du père Grandet

Ancien tonnelier d’une extrême avarice, le père Grandet a amassé une fortune colossale à partir de spéculations réalisées sous la Restauration. Voici son portrait.

«  Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules, son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches; ses yeux avaient l’expression calme et dévoratrice que le peuple accorde au basilic ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses cheveux jaunâtres et grisonnants étaient blancs et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe veinée que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement de quelque chose, sa fille Eugénie, sa seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caractère de bronze »

« En effet, peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse et leur assuraient cette constante réussite de laquelle s’émerveillaient les Saumurois. Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. La vie de l’avare est un constant exercice de la puissance humaine mise au service de la personnalité. Il ne s’appuie que sur deux sentiments : l’amour-propre et l’intérêt ; mais l’intérêt étant en quelque sorte l’amour-propre solide et bien entendu, l’attestation continue d’une supériorité réelle, l’amour-propre et l’intérêt sont deux parties d’un même tout, l’égoïsme. De là vient peut-être la prodigieuse curiosité qu’excitent les avares habilement mis en scène. Chacun tient par un fil à ces personnages qui s’attaquent à tous les sentiments humains, en les résumant tous. Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. Il se rencontrait en lui, comme chez tous les avares, un persistant besoin de jouer une partie avec les autres hommes, de leur gagner légalement leurs écus. Imposer autrui, n’est-ce pas faire acte de pouvoir, se donner perpétuellement le droit de mépriser ceux qui, trop faibles, se laissent ici-bas dévorer ? Oh ! qui a bien compris l’agneau paisiblement couché aux pieds de Dieu, le plus touchant emblème de toutes les victimes terrestres, celui de leur avenir, enfin la Souffrance et la Faiblesse glorifiées ? Cet agneau, l’avare le laisse s’engraisser, il le parque, le tue, le cuit, le mange et le méprise. La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. » BALZAC, Eugénie Grandet

Texte 20 bis / Le pouvoir de l’argent

« A l’instant où l’argent se glisse dans la poche d’un étudiant, il se dresse en lui-même une colonne fantastique sur laquelle il s’appuie. Il marche mieux qu’auparavant, il se sent un point d’appui pour son levier, il a le regard plein, direct, il a les mouvements agiles ; la veille, humble et timide, il aurait reçu des coups ; le lendemain, il en donnerait à un premier ministre. Il se passe en lui des phénomènes inouïs : il veut tout et peut tout, il désire à tort et à travers, il est gai, généreux, expansif. Enfin, l’oiseau naguère sans ailes a retrouvé son envergure. L’étudiant sans argent happe un brin de plaisir comme un chien qui dérobe un os à travers mille périls, il le casse, en suce la moelle, et court encore ; mais le jeune homme qui fait mouvoir dans son gousset quelques fugitives pièces d’or déguste ses jouissances, il les détaille, il s’y complaît, il se balance dans le ciel, il ne sait plus ce que signifie le mot misère. Paris lui appartient tout entier. Age où tout est luisant, où tout scintille et flambe ! âge de force joyeuse dont personne ne profite, ni l’homme, ni la femme ! âge des dettes et des vives craintes qui décuplent tous les plaisirs ! Qui n’a pas pratiqué la rive gauche de la Seine, entre la rue Saint-Jacques et la rue des Saints-Pères, ne connaît rien à la vie humaine ! » BALZAC, Le Père Goriot.

N°21/ La lettre d’amour virtuelle de Cyrano

« Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier. »

La blessure invisible

« Chacun de nous à sa blessure : j’ai la mienne
Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne
Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
Où on peut voir encore des larmes et du sang ! »

Le baiser

« Un baiser mais à tout prendre qu’est-ce ?
Un serment fait d’un peu plus près, une promesse
Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
Un point rose que l’on met sur l’i du verbe aimer;
C’est un secret qui prend la bouche pour oreille,
Un instant d’infini qui fait un bruit d’abeille,
Une communion ayant un goût de fleur,
Une façon d’un peu se respirer le coeur,
Et d’un peu se goûter, au bord des lèvres, l’âme! »

Cyrano de Bergerac, Edmond ROSTAND

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